Qui de la rose ou de l'épée peut gagner le duel? ( Thierry d'Armancourt )

La Duchesse portait ses atours de Cour. Longue et lourde robe de brocart, richement brodée, mais aux motifs simples et discrets; chaussures à talons assorties; et délicatement parfumée, coiffée et maquillée. Elle tenait vraiment son rang, et son air hautain, mais aussi légèrement rêveur, renforçait cette impression.
Mais loin d'être en noble compagnie, la jeune femme errait seule au milieu des autres, appréciant d'être en compagnie de ses propres pensées, et laissant son regard courir autour d'elle, sur les gens, les animaux et les plantes.
Des idées lui tourbillonnaient dans la tête et une persista un moment: à voir tout autour d'elle, on finissait par se demander qui, des nobles ou des animaux enfermés, était vraiment la ménagerie. Les singes faisaient moins de grimaces que les hypocrites. Les ours se montraient moins impolis et bourrus que les seigneurs orgueilleux. Les paons faisaient moins les beaux que les jouvenceaux en quête d'une riche héritière. Ceux-là, d'ailleurs, lui jetaient parfois des coups d'oeil admiratifs, mais elle les ignoraient: ils n'étaient pas pour elle, elle n'était pas pour eux. Qu'ils se trouvent une donzelle soumise et capricieuse! Pour sa part, sa liberté et son pouvoir lui suffisaient, et si elle se marierait sûrement dans quelques temps, elle aurait soin de prendre un homme à sa mesure.

Elle continuait à marcher, sans prêter attention à ceux qu'elle croisait, désormais. Son esprit se focalisait sur d'autres sujets de plus d'importance: des secrets à découvrir, des mystères découverts, et sa vie à la Cour ... Laquelle, cela ne regardait qu'elle.
C'est alors que son regard se posa accidentellement sur une personne qu'elle connaissait peu, à part de nom et de visage, pour l'avoir espionné pour le compte d'une demoiselle amoureuse et jalouse (qui avait d'ailleurs changé de proie depuis peu). Thierry d'Armancourt. Pour ce qu'elle en savait, il était souvent de bonne humeur, et si sa taille était supérieure à celle de beaucoup, comme sa force, il ne manquait pas charme ni d'élégance. Mais Romilly savait aussi qu'il était très ... noble: fier, orgueilleux, et peu discret voire même sans tact dès lors qu'il n'essayait pas de séduire. Ensuite, savoir si tout cela se révélerait vrai et totalement réel, la Duchesse ne le saurait qu'en le connaissant personnellement.
Elle lui sourit, et le salua d'un léger mouvement de tête.

L'air était doux en ce début d'après-midi. Une légère brise soufflait sur la Place royale et le soleil dardait ses rayons à travers le vert feuillage des arbres du square.

Le comte était de promenade. Il avait eu une matinée des plus chargée et s'offrait à présent ce calme moment de pleine quiétude. Peu avant, il avait pris son repas dans une auberge située non loin de sa résidence personnelle sur Paris. A vrai dire, il était un habitué de l'établissement. Mais si l'endroit lui plaisait tant, la réputation de l'auberge n'y était pas pour grand chose. Celle-ci laissait même à désirer. Non, ce que le comte appréciait en cet endroit était d'abord la qualité du rôt qu'on y servait, mais surtout celle qui le servait. Thierry d'Armancourt comblait deux appétits à la fois: celui de l'estomac, et celui du plaisir. Il n'y avait pas une seule fois où le comte ne manquait de jeter quelque oeillade à la jeune alberguière qui en rougissait aussitôt. Et lorsqu'elle s'approchait pour lui porter son repas, il avait la main hasardeuse, la baisottait. Mais l'ingénue n'y trouvait rien à redire. En plus d'être un client de marque, le comte était aussi bel homme. Rien à voir avec ces rustres ivrognes qui tentaient de la malmener de façon fort rude à chaque fois qu'elle leur amenait la commande. Avec le temps, le comte avait même obtenu son petit cabinet privé à l'intérieur même de l'auberge où il pouvait manger à son aise, loin des tumultes fréquents de la salle-à-manger.

Aussi était-il en pleine forme à présent qu'il flânait au milieu des arbres et fontaines de la place. Il passa devant la statue équestre de feu le roy Louis XIII sans y prêter grande attention. Il repensait à la rencontre qu'il avait eue quelques heures auparavant avec le cardinal de Therould. Tout cela aurait pu tourner autrement. Mais ce qui avait été dit ne pouvait être effacé et il ne servait à rien de regretter les actes passés. Il fallait se tourner vers l'avenir et y espérer des jours meilleurs.

Les pas du comte le menèrent près de la ménagerie. Il y avait là quelques nobles dont les regards étaient captivés par les animaux en cage. Certains riaient, d'autres prenaient peur à la vue de bêtes féroces venues de contrées lointaines. Thierry balaya du regard l'assemblée. Ses yeux se posèrent sur une jeune femme tenue à l'écart. Elle semblait regarder tout ce monde avec un air détaché comme si elle voulait ne rien avoir en commun avec ces gens qui pourtant avaient le sang bleu tout comme elle. Dans son regard se lisait la fierté d'appartenir aux hautes sphères de la société en même temps qu'un sentiment d'aversion à l'égard de ces nobles qui pullulaient à la Cour et qui n'étaient là que pour se montrer sous de beaux apparats. Car on venait à la Cour de France que dans l'unique but de se montrer.

La jeune femme tourna la tête en direction du comte. Tout en le saluant, elle le gratifia d'un sourire. Voilà qui mit Thierry d'Armancourt de bonne humeur. Il marcha à sa rencontre. Arrivée à sa hauteur, il put enfin la détailler dans son entièreté. Vêtue d'une ample robe et chaussée de talons, elle portait le cheveu long et noirs comment l'étaient ses yeux. Elle ne devait guère avoir plus de vingt ans. Le comte la dominait de toute sa hauteur et son imposante carrure la rendait encore plus petite qu'elle ne l'était. A son tour, d'Armancout la salua et se baissa en signe de révérence.

« Madame, que me vaut l'honneur de ce salut ? »

Le Comte marcha vers elle, de son pas de séducteur, et elle sentit son regard la jauger et l'étudier. Elle le laissa regarder tout son soûl, surtout qu'elle savait se mettre à son avantage, et n'hésitait pas à user de ses charmes. Il essayait aussi, semblait-il, de lui montrer qu'il lui était supérieur, mais cela ne fit qu'agrandir son sourire, légèrement narquois. Elle était de loin son égale, et ne laisserait jamais un homme la dominer. Mais déjà il la saluait, très poliment et galamment, et la questionnait. Son sourire se fit charmeur:

" Je vous différenciais du reste de la faune ambiante. Vous êtes différent d'eux, et c'est ... rafraîchissant. "

Elle le regardait franchement, même si elle jouait de son éventail pour dissimuler quelques sourires et moues. Puis elle le baissa subitement pour montrer son visage en entier et proposa:

" Tenez moi compagnie un moment... Nous pourrions discuter. "

Le noble ne pouvait refuser sans être un goujat, mais elle supposait surtout que la curiosité, et son charme peut-être, feraient leur effet pour le convaincre d'accepter.
Elle promena son regard autour d'eux, et voyant que personne ne leur prêtait attention, elle dit, tout juste audible pour lui:

" Je vous avouerais que vous m'intriguez. J'ai entendu tant de choses sur vous, Sire d'Armancourt. "

Le comte continuait d'observer son interlocutrice, tout pendant que celle-ci prenait la parole. Mais son observation restait dans le domaine de la bienséance, et son regard n'allait pas se perdre de manière indécente en des lieux plus intimes du corps de la jeune femme. Il n'avait pas affaire à quelque chambrière d'auberge dont il prenait plaisir à la dévorer des yeux de la tête aux pieds sans en omettre une seule partie. C'était une femme de la noblesse qui se tenait en face de lui. Jeune, certes, mais de sang noble tout de même. Les grossières manières cédaient place à la délicate intention, et le comte entrait dans le jeu de la galante séduction. Jeu auquel il excellait par ailleurs.

« Eh bien vous me voyez ravi de pouvoir désaltérer votre soif de compagnie, tout rafraîchissant que je puisse être. »

Bien que d'Armancourt dominait la jeune femme d'une bonne tête, celle-ci dégageait d'elle une force intérieure et semblait vouloir tenir quiconque pour son égal. Thierry sourit intérieurement. Il avait face à lui une personne qui ne se laissait pas marcher dessus. Tant mieux. Il aimait les femmes au fort caractère. Cela l'exhortait encore plus à tout faire pour les conquérir.

« C'est bien volontiers que j'accepte votre proposition. »

Ce faisant, le comte invita sa compagne à marcher à ses côtés et tous deux s'éloignèrent d'un pas lent de l'agitation générée par la vue de ces animaux en cage. Elle jeta quelques coups d'oeils alentour avant de poursuivre:

« Je vous avouerais que vous m'intriguez. J'ai entendu tant de choses sur vous, Sire d'Armancourt.

- Une fois de plus, je constate avec plaisir que ma réputation me précède toujours en quelque endroit que j'aille. Vous connaissez mon nom alors que je ne sais rien de vous. J'espère en tout cas que ces choses ouïes ne vous ont pas donné mauvaise image de ma personne. Il s'en trouve à la Cour d'aucuns qui ne me considèrent pas d'un très bon oeil. »

Le comte tourna la tête pour observer la réaction de la femme. Etait-elle de ceux qui n'avaient que mépris pour d'Armancourt et préféreraient vois sa tête au bout d'un pique, ou alors l'abordait-elle sans aucune arrière-pensée, curieuse de découvrir cet homme dont on disait tant de choses ?

Les rumeurs qui courraient sur le Sieur D'Armancourt semblaient fondées. Il était très imbu de lui même, tout en restant un minimum galant ... typique d'un séducteur. Il accepta de marcher un moment près d'elle, se tenant droit comme s'il jouissait de sa supériorité physique sur elle. Mais elle-même n'y trouvait rien à redire, puisqu'elle se savait son égale, et même sa supérieure dans d'autres domaines. Elle le lui prouverait. Mais pour le moment, elle pensait à autre chose, et son sourire charmeur resta sur son visage.

Il sembla heureux de l'intérêt qu'on lui portait. Sa réponse trahissait le noble fier de ses conquêtes. Et intrigué par elle, qui ne semblait pas gênée de ce que l'on disait. Il la regarda, comme pour tenter de deviner ce qu'elle pensait, mais le masque de la noble séductrice était impénétrable, et le sourire de la Duchesse s'agrandit:

" Votre réputation n'est plus à faire, en effet, quel que soit le domaine."

Elle sourit encore, et lui donna quelques précisions:

" Je suis la Duchesse Romilly de Würtemberg. Et j'aime rencontrer ceux sur lesquels j'ai des informations. "

Elle pencha la tête pour observer un massif de fleur avant que son regard ne revienne sur le Comte.

" On dit tellement de choses. Que vous êtes très intelligent et séducteur, assez pour avoir réussi à gagner et conserver votre statut à la Cour... Et que vous méprisez les femmes... Que dois-je croire? "

Elle lui sourit, et ses yeux se plantèrent franchement dans les siens.
Elle le testait.

[hrp: mille excuses pour le retard occasionné]

Romilly de Würtemberg. Voilà un prénom bien singulier. Un prénom aux douces sonorités, suivi d'un nom dont les consonances dures étaient caractéristiques d'origines germaniques. Duchesse de Würtemberg, avait-elle dit. Un rang de noblesse à la hauteur de la personne qui le portait. S'agissait-il d'une vieille lignée noble dont elle était descendante directe, ou l'un de ses aïeuls s'était-il illustré par quelque fait d'arme, et avait été anobli par la suite ? Une question qui resterait sans réponse car le moment n'était pas propice pour la poser. Peut-être la réponse s'acquerrait-elle en d'autres lieux, en d'autres circonstances.
Pour l'instant, le comte d'Armancourt avait affaire à une jeune et belle femme, tout juste adulte. Et malgré cela elle portait un titre que bien d'autres enviaient jalousement. Pourtant, Thierry d'Armancourt, pour ce qu'il connaissait des femmes et avait appris à connaître, ne voyait pas en Romilly le genre de femme qui se pavane sous ses beaux atours et se plait à dire tout haut le prix du dernier bijou dont elle a fait l'acquisition. D'autant plus que bien souvent, ce sont les époux qui ont sorti les écus de la cassette pour offrir à leur moitié la possibilité de rivaliser en parures et toilettes avec d'autres dames s'adonnant au même jeu.
Sans pour autant paraître négliger le faste que lui octroyait son titre, Romilly de Würtemberg, elle, semblait bien loin de tout ça. On aurait dit qu'elle exerçait une quelconque autre activité et que son titre lui permettait de venir se mêler aux gens de la noblesse quand bon lui semblait.

Laissant ses pensées de côté, le comte s'empressa de répondre à la pointe de la duchesse d'un ton engaillardi:

« Ma foi, je m'efforce de cultiver ces deux qualités autant que faire se peut. Quant à dire que je méprise les femmes, ce n'est là que mensonge éhonté que se plaisent à dire les gens qui ne me veulent pas que du bien. Je dois avouer que je ne serais que bien peu sans la charmante compagnie d'êtres telles que vous. »

Personne n'avait sans doute été dire à la duchesse que le comte d'Armancourt méprisait les femmes. Mais cela prouvait néanmoins bien qu'elle avait cerné la personne qu'il était en posant pareille question.

« Maintenant, continua-t-il, vous êtes maître de votre propre personne. Croyez ce que bon vous semble. »

« J'aime rencontrer ceux sur lesquels j'ai des informations. » Cette phrase tournait à présent dans la tête du comte. Une phrase bien anodine sans le contexte qui l'accompagnait. Pourtant, tout portait à croire que Romilly de Würtemberg en savait bien plus sur d'Armancourt qu'elle n'y laissait paraître. La duchesse commençait à l'intriguer de plus en plus. Etait-elle au courant des agissements du comte en vue de reprendre le comté d'Eu à sa cousine ? Et que savait-elle d'autre ? Aussitôt, d'Armancourt pensa au cardinal de Therould. Se pourrait-il qu'elle travaille à son service ? Impossible. Le cardinal ne pouvait pas avoir engagé une personne dans le but de surveiller ses agissements aussi rapidement. Le doute planait dans l'esprit du comte. Peut-être cette simple phrase n'avait finalement aucun sens si ce n'est celui qu'on lui aurait naturellement donné.

« Au moins, je saurai désormais mettre un nom sur votre visage lors de nos prochaines rencontres. A ce sujet, comment se fait-il que je ne vous aie rarement vue à la cour ? Etes-vous nouvellement arrivée en France ? »

A son tour de poser des questions. Il voulait en savoir plus sur cette intrigante duchesse.

Romilly ne put retenir un sourire: le Comte semblait si sûr de lui, de sa puissance mais aussi de son charme. Sans doute n'avait-il pas l'habitude qu'on ne se plie pas à ses désirs et qu'on ne se conforme pas à ce qu'il attendait de l'autre. Mais Romilly avait autant de caractère que lui, sinon plus, grâce à l'étrange vie qu'elle menait, sans aucun problème qui plus est. De plus, s'il avait tué un jour ( elle n'en doutait pas ), il semblait se battre selon les codes de l'honneur ( ou plutôt les codes de la Cour, ce qui peut être bien différent ), alors qu'elle tuait de sang froid, pour de l'argent.
L'énoncé de son nom et de son titre ne l'avait pas laissé indifférent, apparemment. Il était vrai qu'elle était jeune pour détenir tout le pouvoir que lui conférait son titre, mais elle savait qu'il n'en exalait que plus d'attrait - additionner beauté et pouvoir peut faire tourner la tête à n'importe quel homme.
Elle savait aussi qu'il voyait devant lui une belle jeune fille, mais elle avait pris soin de bien montrer qu'elle n'en était pas naïve et innocente pour autant, et qu'elle pouvait être dangereuse.
D'Armancourt ne prit pourtant pas longtemps avant de répondre avec une pointe d'humour semblait-il - et beaucoup de sûreté de soi. Il se défendit pourtant d'une accusation qu'elle avait sousentendu et elle sourit en réponse à ces phrases:

"Je n'en doute pas, cher ami. Les femmes sont indispensables pour remettre les hommes à leur place, mais ils sont indissociables et l'un ne saurait exister sans l'autre. "

Elle-même, trop sensuelle, bien qu'aimant autant les femmes que les hommes, ne pourrait se passer de l'amour masculin - tout comme elle avait besoin des corps de femme.

Elle croyait ce qu'elle voulait. Il le verrait bien assez tôt. Il ignorait cependant que de jolies filles avaient partagé leur couche à tous les deux, et que Romilly attirait les confidences.

L'autre phrase de Romilly lui attira un regard un peu long, trahissant des réflexions intérieures chez l'homme. Elle s'en réjouit: qu'il y voit ce qu'il voulait, elle n'en dirait pas plus pour le moment. Le Jeu continuait, seuls les acteurs changeaient. Peut-être que d'Armancourt serait aussi coriace que le Maître des Secrets, dans son genre?
Puis vint le tour des questions. Romilly sourit et répondit de bonne grâce:

" Je suis à Paris depuis quelques années, mais j'ai dû rentrer quand mon père est mort. J'ai hérité de ses titres et terres et je viens de rentrer à la Cour depuis quelques décades... Le voyage jusqu'aux environs du Rhin est assez long... "

En fait, les terres de la jeune fille se situaient vers Montbelliard, dans le Jura, et dans le Duché de Baden-Würtemberg, mais elle n'avait pas envie d'entrer dans les détails. Le Rhin était un point de repère pas si loin et le reste ne regardait qu'elle.
Elle prouvait juste qu'elle était française et donc que son titre avait bien la puissance qu'il semblait. C'était assez exitant d'être "supérieure" à cet homme tellement sûr de lui qu'on le voyait presque hautain ! Et puis puissance et richesse apportaient tant d'agréments, même si la jolie Duchesse savait survivre sans.

" D'où venez-vous, vous? Je vous avais repéré depuis un moment, mais à part quelques ... informations... j'ignore presque tout de vous. Êtes-vous marié? Avez-vous un poste à la Cour, autre que celui de Courtisan... que vous portez bien mal, d'ailleurs."

Elle eut un sourire entre l'insolence et l'amusement:

" Vous ne savez pas assez bien faire le singe ou l'autruche. "

Elle désigna les gens qui flanaient autour d'eux, endimanchés, poudrés et inutiles.

Poursuivant sa lente promenade à travers le vaste square, le couple bien singulier que formaient la duchesse et le comte offrait aux rares passants une impression de sage quiétude s'émanant de leur conversation. D'aucuns, il est vrai, étaient habitués à croiser un d'Armancourt au tempérament fougueux, accompagnant ses paroles de grands gestes volontaires. Là, il se laissait aller à une attitude plus paisible, et aurait presque passé inaperçu dans le décor si son imposante carrure ne le trahissait à chaque instant. Mais le comte était bien trop absorbé par la conversation qu'il entretenait à l'instant pour se préoccuper des promeneurs de passage. Celle-ci prenait d'ailleurs une tournure intéressante qui n'était pas pour lui déplaire.

Plus il en apprenait sur la duchesse, plus il semblait à Thierry qu'il ne connaissait que d'infimes parties de l'histoire entourant la jeune noble, comme si elle s'amusait à disséminer quelques bribes d'information que le comte n'avait plus qu'à saisir en se baissant au fil de la conversation. Et inversement, il apparaissait très clairement que Romilly de Würtemberg en savait bien plus au sujet du comte qu'elle n'y laissait paraître. Mais d'Armancourt, imbus de sa propre personne, se consola en se disant qu'il aurait tout loisir à faire découvrir à la duchesse d'autres plaisirs que ceux des connivences établies au travers d'une conversation.

« Je partage tout à fait votre avis sur le sujet. A ce propos, avez-vous déjà entendu parler de la mythique île grecque de Lesbos ? Les femmes y vivaient en souveraines d'un amour partagé pour les êtres du même sexe. »

Le comte observa les traits du visage de la duchesse qui ne dissimulaient aucune surprise, ni même changement d'émotion. Il continua:

« Eh bien leur communauté fut amenée à disparaître. Comme quoi, l'un sans l'autre, hommes et femmes ne peuvent guère vivre séparément. »

N'attendant guère de réponse de la part de Romilly, et celle-ci n'en donnant pas de surcroît, la conversation continua son court, axée sur les origines et la venue à Paris de la duchesse.

« Je vois, répondit le comte nonchalamment. »

S'il ne s'était jamais rendu en terres du Saint-Empire germanique, il en connaissait fort bien la géographie pour l'avoir apprise par coeur étant enfant sous la férule d'un précepteur sévère. Thierry en rit intérieurement en repensant aux nombreux coups qu'il avait reçu car incapable de mémoriser quel roi précédait à tel monarque et ainsi de suite. Puis ce fut au tour de Romilly de s'enquérir des origines du comte. Celui-ci hésita un instant avant de répondre. Evoquer le cas de sa famille ne lui était pas des plus agréable et s'il pouvait l'éviter, il le faisait sans autre cérémonie. Mais là, il se sentit redevable envers la duchesse qui venait de lui parler de ses propres origines.

« Mon père, Philippe deuxième du nom était comte d'Eu. A sa mort, je n'avais que onze ans. Le titre fut remis à ma chienne de tante, puisse-t-elle ne jamais trouver le repos de l'âme. En dédommagement, on me donna les terres du comté d'Armancourt, bien piètre broutille par rapport aux richesses que renferment les terres d'Eu. A ce jour, le comté est aux mains de ma cousine, Isabelle. »

Un éclair passa dans le regard du comte. Il lui revient en mémoire ces tristes épisodes de sa vie. Mais il se reprit aussitôt, car voilà que la duchesse l'interrogeait à présent sur ses éventuelles épousailles.

« Ma foi, les conditions du mariage ne m'ont jamais vraiment enchanté. Je pense être d'un caractère trop indépendant pour m'en accommoder. Et puis mon statut de célibataire invétéré me va à ravir. »

Il se permit un sourire à cette remarque. Sourire qui n'était aucunement dénué de sens, comme aurait pu le remarquer la duchesse. Celle-ci se permit également une remarque quant à son rôle au sein de la Cour. Le comte aurait pu se fâcher après pareille comparaison mais il n'en fit rien et en rit même aux éclats.

« Non ? Pourtant j'étais sûr de m'être parfaitement confondu dans la masse des échappés de la ménagerie. Votre perspicacité aura eu raison de mon déguisement. Plus sérieusement, je me pose ici en observateur. Ces mêmes animaux me procurent à moi aussi quelques rires à les voir se pavaner de la sorte comme s'ils défilaient devant sa Majesté en personne.
Mais si je puis me permettre un commentaire à votre égard, je constate avec plaisir que vous n'êtes pas non plus de ses bêtes là. Sachez que ma sympathie envers vous n'en est que plus grande. »

A vrai dire, le comte éprouvait un sentiment bien plus conséquent que celui de la « sympathie » envers la duchesse. Mais il ne se l'avouait qu'à moitié, ne sachant si ce sentiment était partagé. Au cours de la promenade, il s'était découvert une impression tout autre que celle de l'éphémère désir ardent que lui évoque bien souvent la compagnie féminine. Cependant, il ne parvenait à mettre aucun mot sur cette impression.

« Et vous-même, êtes-vous promise à un quelconque gentilhomme ? Ou nul n'a encore osé vous courtiser, de peur d'essuyer un refus ? »

[hrp: me suis surpassé sur ce post-là ! ^^]

La promenade semblait faite pour durer puisque la conversation continuait et que le parc était assez grand pour qu'on s'y promène des heures durant.
Leur couple ressemblait, au premier coup d'oeil, à un couple ordinaire, amoureux (ou du moins le disant) et profitant de la journée. Si on n'entendait pas leur conversation, on aurait pu le croire. Mais un Jeu bien plus important se jouait – comme à l'habitude de la Duchesse – et il n'était guère question d'amour et de convenance. Romilly s'amusait bien, distillant une ou deux informations peu utiles, titillant la curiosité de l'homme. Ses réponses lui plaisaient beaucoup. Surtout celle sur Lesbos. Mais elle ne répondit pas immédiatement, préférant le laisser ignorer qu'il avait touché un point sensible – amusant. C'était aussi très excitant de savoir tant de choses sur le Comte alors que lui ignorait presque tout d'elle. Le goût du pouvoir était aussi addictif que la drogue ou le sexe, et elle en jouissait bien qu'elle n'en montre rien.
Quand il parla de Lesbos, elle ne montra rien, sauf qu'un éclair amusé passa dans ses yeux mais il ne sembla pas le remarquer. Il conclut cependant que les femmes ne pouvaient se passer des hommes, et c'est ce qui aviva la flamme amusée chez Romilly: il devait sans doute tout ignorer de l'amour entre femmes.
La conversation porta ensuite sur l'arrivée de Romilly à Paris. Le Comte eut un éclair de compréhension dans ses yeux, souligné par un « je vois » nonchalant, trahissant sa connaissance des faits . Des lieux, aussi, peut-être? L'homme était galant et beau, grand et fort... Mais n'avait rien d'une brute idiote, et Romilly soupçonnait qu'il avait eu une éducation exigeante et qu'il avait autant de culture et de connaissances qu'elle dans les matières enseignées aux nobles. Sans doute qu'il avait autant de connaissance des armes « ordinaires » réservées aux hommes. Le battrait-elle en utilisant ses propres armes? Elle ne savait pas, ne le saurait sans doute jamais... Dommage, le Jeu aurait eu des connotations encore plus intéressantes.

Puis on parla de lui. Elle ignorait tout de ce passé là mais l'enregistra mentalement, pour pouvoir le comprendre totalement plus tard. Et comprendre sa psychologie aussi.
C'est dans cette optique aussi qu'elle se renseigna sur sa position maritale. La réponse correspondait bien à l'image que la Duchesse avait de lui. Elle eut un petit rire. Il pouvait paraître ravi et enthousiaste, mais elle savait que le Comte y verrait ce qu'il était vraiment: de la dérision, de l'amusement et une approbation quant à ses raisons.
La remarque qui suivit sur le rôle de Thierry d'Armancourt à la Cour ne le fâcha pas et déclencha plutôt son hilarité. La compréhension de l'homme serait longue, puisqu'il était complexe. Très beau jeu, ne pouvait s'empêcher de penser la jeune femme.
Elle lui accorda un grand sourire, tout en écoutant ce qu'il disait. Elle remercia le compliment d'une légère réverence ironique et d'un sourire amusé.
Le Comte semblait l'apprécier, et la question qui suivit ne fit pas disparaître le sourire de la jeune noble, au contraire.
Elle expliqua:

«  La société veut que je me marie aussi. Mais cela m'intéresse peu. J'aime trop ma liberté pour être assujettie à un homme. Et ceux qui ont osé me le demander n'étaient pas... dignes de moi. Assez... intéressants. »

Courtiser la Duchesse n'était pas de tout repos, et c'était un défi que personne n'avait relevé avec succès. Pour le moment. Elle choisirait le temps venu. Elle choisirait soit quelqu'un d'aussi indépendant qu'elle et qui ne l'importunerait pas dans sa double vie... Soit quelqu'un qui ne poserait pas de questions et qu'elle dominerait.